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Sujets : 50 mm 1.8 • argentique • Canada • Canon AE1 • Montréal • Photo de rue • Portrait • Street Photography
Nous étions à deux jours des partiels et nous étions saouls et nous écoutions « Romeo is bleeding », la chanson de Tom Waits, parce que c’était l’époque où on se saoule et où on écoute nécessairement Tom Waits. Et nous étions complétement noir, l’ai-je dit déjà ? Et Claudio, qui me prenait parfois pour un toquard et tenait l’alcool comme un vieux caniche – mais aujourd’hui je me dis parfois : à quoi ça sert de tenir l’alcool ? – Claudio, mon pote, mon frère, Claudio donc, me tenait la main comme à une petite bécasse et s’ingéniait à me traduire les paroles de la chanson avec une emphase inquiétante dans la voix : « Roméo est en train de saigner, disait-il. Eh mec ! Ro-mé-o saigne ! Et… Et… Putain ! »
Et si j’ai fixé cet épisode dans ma mémoire – j’en suis absolument convaincu à présent – c’est parce qu’il n’y avait rien d’autre à fixer dans cet appartement glauque de la Chaussée d’Ixelles et que je devais fixer mon esprit sur quelque chose à deux jours des partiels. Non que j’en aie eu quelque chose à cirer des partiels et de toute la faculté et de toute la vie avant, pendant et après la faculté. Parmi les deux ou trois choses que mes vingt ans appréhendaient à peu près de cette existence, il y avait la certitude que rien de sérieux ne se décide jamais à coups de partiels et que rien non plus ne s’achève jamais gentiment sur un foutu solo de saxo.
Mais c’était bon comme ça. J’encaissais sans malaise, ni illusion mes dérives et improvisations métropolitaines. Je pouvais couler d’un moment à l’autre, m’assoupir et me diluer dans la tiédeur halitueuse de l’alcool. Je pouvais m’égosiller après les filles de la grisaille ou écraser mes mégots dans la paume de ma main, sans que ça ne fasse jamais aucune différence. Ça n’avait aucune importance tant que je conservais la faculté de fixer mon esprit sur quelque chose. Et je fixais Roméo. Roméo qui est en train de saigner. Et je fixais Claudio et sa drôle de manière de me tenir la main comme à une espèce de bécasse. Et tout était idéalement chaotique et glauque et ça n’avait aucune espèce d’importance.
Non mais, tu sais maintenant pourquoi nous nous sommes mis à rire avec Claudio, à rire à nous en exploser les amygdales et à rire encore et à continuer de nous biturer méthodiquement : Roméo, le con, Roméo, Roméo, tu n’as décidément pas fini de gicler.
- Les deux images argentiques qui accompagnent cet article proviennent de scans opérés directement sur négatif. J’ai tenté de récupérer ce qui pouvait l’être : tu me diras si c’est convaincant ou non. J’ai croisé la route du joueur de saxo à Montréal. Le buveur est une photo que j’ai faite en 1981, dans un bled de Lot-et-Garonne où nous avions émergé sans que personne ne se rappelle plus pourquoi ni comment. C’est l’époque décrite dans le texte. Il s’agit de Claudio, mon ami, mon frère à l’époque, auquel je rends un hommage – déplorablement sobre aujourd’hui – chaque fois que je me repasse une plaque de Tom Waits. Puis, parlant de Tom Waits : Romeo is bleeding.
- Où : Montréal, Rue Ste Catherine.
- Quand : Septembre 1998.
- Appareil : Canon AE1 + 50mm 1.8
Vieilles photos très expressives ! Texte superbe (comme d’habitude) ! J’ose espérer que ton vieux copain Claudio verra ces photos et lira ton texte !
Peut-être. Le hasard nous a réuni deux ou trois fois ces vingt dernières années. Mais il ne fait pas aussi bien les choses que ne le prétend le dicton, car c’était toujours à des moments très très inopportuns.
Sympa Marco !
Salut, y’avait longtemps !
Dom
Dominique, on te dira peut-être, dans ma bande, que j’ai une appréhension du temps très éthérée. « Longtemps », pour moi, c’est vraiment très subjectif. Il me semblait sincèrement que je me manifestais (trop) souvent ces temps-ci.
Toujours un magnifique voyage à travers tes photo et tes textes ….
Quand je serai grand, moi-aussi j’irai en voyage…
La fuite en avant, l’alcool aide salement à envisager l’avenir en aidant le passé. C’est un allié du passé pour moi, sous son emprise, les souvenirs remontent à la surface du glaçon. Mais il est un faiseur d’amitié… Alors si en plus la musique passe par là, il fait son concerto et dirige l’orchestre.
En son temps, je n’ai pas craché, je t’avoue, sur ce genre d’amitié et d’allié. Mais il m’est arrivé une chose assez paradoxale : la découverte de la sobriété a été pour moi infiniment plus révélatrice et productive que la découverte de l’éthylisme.
la boucle est bouclée ! d’autres font le chemin inverse, c’est plus difficile ! rm
Salut Marco !
On boit ton texte, hic ! On boit un instant de vie employée et on ressent un arrière-goût de » désabusement dans l’amusement » au fond de la gorge du consommateur. Et c’est peut-être là qu’est le hic ! La désillusion dans l’illusion éthylique ! hic ! ok ?
Hey man ! Romeo is bleeding…, Roméo saigne, atteint d’une balle en pleine poitrine !!! Il gicle et agonise dans une rue glauque au possible, but ? Where’s Juliet ? Juliet aime boire, rire, danser et…
La chanson ? J’aime bien ! En revanche, je n’ai pas trop accroché au film.
Salut Roméo ! hic ! hic! hic ! hic ! hic ! hic !
J’aime l’idée que mes mots parviennent à te saouler aussi efficacement qu’une longue lampée de tequila. Il y a pour moi toujours un désabusement au bout de l’amusement. Et inversement.
Ton histoire et 1981 me font penser à mon adolescence. Une remontée de souvenirs qui pique un peu les yeux. Les souvenirs sont là pour nous rappeler qu’on vieilli mais aussi que l’on a vécu. Je garderai cette deuxième piqûre de rappel. Merci Marco pour tes magnifiques textes et images. Bonne route!
Tu réalises, Pixel ? Nous étions déjà là en 1981 ! Les dernières télés en N&B, les derniers dinosaures, Brejnev et Reagan… On posterait l’époque sur fb que personne n’y croirait.
Super texte et excellentes photos… par contre pas vraiment convaincue par le scan de négatif. Est ce vraiment meilleur que le scan d’un bon tirage ?…
Assurément non, Marie. Je me contente de faire avec les moyens du bord et tu noteras que je ne poste que très rarement des scans de négatifs : la plupart sont carrément inexploitables. Mais il s’agit d’images que je n’ai pas pris la peine d’agrandir en son temps et, comme j’ai remisé mon labo dans un placard, je ne dispose que du négatif.